mardi 23 octobre 2012

MARIE-JEANNE RIVERA SE SOUVIENT DE LIMOUX

Fractures françaises : ces territoires abandonnés

LA DEPECHE

l'événement

Laurent Davezies est titulaire de la chaire «économie et développement des territoires» au  Conservatoire national des Arts et métiers (CNAM)./ Photo DDM
A Limoux, Laurent Thierry d'Actis présente ses machines (à gauche). Place de la République (à droite) ()
Laurent Davezies est titulaire de la chaire «économie et développement des territoires» au Conservatoire national des Arts et métiers (CNAM)./ Photo DDM A Limoux, Laurent Thierry d'Actis présente ses machines (à gauche). Place de la République (à droite)
Un chercheur s'inquiète, dans un livre, des conséquences que les crises pourraient avoir, dans l'avenir, sur les territoires français. Alors que les écarts continuent de se creuser entre les métropoles productives et les territoires en déclin, il pose la question du modèle de développement.
Une France morcelée, moins solidaire, fracturée par une aggravation des inégalités territoriales. Ce scénario douloureux, en partie écrit par les crises successives, risque-t-il de s'amplifier dans les prochaines années à l'aune d'une croissance molle et d'un sevrage des dépenses publiques ? Un drame survenu vendredi soir dans le Lot - une mère a perdu son bébé en accouchant sur l'A20 en chemin vers l'hôpital de Brive trop éloigné de son domicile (lire La Dépêche de samedi et de dimanche) - en est une terrible illustration et pose, entre autres, la question des déserts sanitaires .

Un gouffre entre les territoires

«La France est à la veille d'un choc nouveau et autrement plus brutal que les précédents», avertit Laurent Davezies, un économiste qui vient de publier un essai intitulé «La Crise qui vient» (Ed. Le Seuil). Ce chercheur a analysé les différentes crises qui ont frappé le pays pour tenter d'anticiper sur la France de la crise des années 2010-2020, mesurer leur impact sur le modèle de développement et les mécanismes de solidarité qui ont prévalu pendant trente ans. Alors que les dépenses publiques et sociales de l'État et des collectivités avaient permis de faire aux crises de 1974, 1982 et 1992, notamment en matière d'emploi, «l'assèchement des finances publiques», consécutif à l'écrasante dette, risque d'affaiblir les traditionnels amortisseurs sociaux de la société française. Derrière cette évolution plane, selon lui, la «menace» d'un gouffre toujours plus profond entre les territoires qui s'en sortent, en particulier des métropoles où se concentrent les outils modernes de production et la matière grise, et ceux qui accusent déjà un déclin. «Près de 20 % de la population du pays se trouve aujourd'hui dans des zones d'emploi très vulnérables», ajoute-t-il, en citant, dans le Grand Sud, des bassins comme ceux de Tarbes, Decazeville ou Limoux (lire notre reportage page suivante). Dans d'autres territoires, certaines zones d'emploi dépendent désormais à plus de 70 % de revenus non marchands, c'est-à-dire des retraites, des emplois publics, des prestations sociales.
«Or, c'est l'équilibre du pays tout entier qui dépend de la santé de ses territoires». Qui dit fractures territoriales dit aussi fractures politiques et sociales. À la déstabilisation de certains territoires répond la montée des populismes. Le chercheur pointe également le désarroi social qui touche les «périurbains».

Creusement des disparités

Pour éviter que le scénario d'une France à multiples vitesses ne devienne réalité, pour que le modèle social français ne disparaisse pas dans les oubliettes de la crise, Laurent Davezies plaide pour l'impérieuse nécessité d'un «redressement productif.» «Pourtant, dit-il, les conditions de ce redressement, fondé sur les zones d'emploi les plus performantes, impliquent un creusement des disparités territoriales».
Faudra-t-il bientôt choisir entre l'égalité territoriale et l'efficacité économique, se demande Laurent Davezies?

A Limoux le souvenir d'une ville prospère

Ici à Limoux, dans l'Aude, où le taux de chômage dépasse les 15%, peu avant le premier tour de l'élection présidentielle, on a trouvé que lorsqu'il était venu parler de «réindustrialisation», Pierre Moscovici, aujourd'hui ministre de l'Économie, avait eu «du culot». L'expression n'est pas surfaite. Car Limoux, commune rurale de résistance et de blanquette (près de 11 000 habitants), a connu sa période noire avec la disparition de la célèbre industrie de la chaussure, Myrys, il y a plus de quinze ans. Les stigmates de cette fermeture sont encore présents parmi la population. L'épilogue, inéluctable.
«Quand vous voyez arriver les fonds de pension et d'investissement américains, vous pouvez dire : on est cuit !», résume en connaisseur le député-maire (PS) de la cité Jean-Paul Dupré, élu depuis 1989.
Marie-Jeanne Rivera, âgée de 72 ans, ancienne piqueuse chez Myrys pendant 44 ans se souvient d'une liquidation douloureuse: «À l'époque de Myrys, Limoux et toute la haute vallée de l'Aude
[avec l'entreprise Formica à Quillan] étaient les endroits les plus prospères du département. On a perdu du jour au lendemain 500 emplois, c'était en 2000». Mais l'affaire des «Myrys» a duré bien plus longtemps. 217 employés ont dû patienter jusqu'en mars 2011 pour être indemnisés sur décision de la cour d'appel de Montpellier. «Dès les années 1980, Myrys était une entreprise vieillissante, ajoute Marie-Jeanne Rivera. On voyait bien que les départs des ouvriers qui travaillaient à la chaîne n'étaient pas remplacés. C'est un signe qui ne trompe pas.» Durant cette période, la population a été amputée de près de 800 personnes, le climat social n'était pas à la joie dans la cité du carnaval. «C'est pourtant une petite ville où il y a une douceur de vivre, assure un habitant, la quarantaine, installé à la terrasse d'un café place de la République, le poumon de Limoux. C'est peut-être là-dessus qu'il faudrait travailler désormais. Parce qu'en haute vallée de l'Aude, il n'y a plus d'industries, c'est fini tout ça». Les anciens ont vu la ville se transformer, malgré la reprise, en lieu et place de Myrys, d'Actis, une société qui fabrique des isolants haut de gamme pour le bâtiment et l'habitat. Et de la permanence de l'activité viticole forte d'une histoire forgée par les ouvriers résistants au début du XXe siècle (en 1907, notamment, en participant à la révolte des vignerons dans tout le Languedoc). Deux caves coopératives à Limoux emploient aujourd'hui près de 200 personnes et le secteur regroupe plus de 600 viticulteurs. Le vignoble limouxéen représente l'économie principale de la ville et de la région. Près de 95 % de sa production sont élaborés en blanquette de Limoux (AOC depuis 1938) et en crémant qui (AOC depuis 1990). Mais même la blanquette n'échappe pas à la crise. «Ils ont perdu 34 emplois cet automne», rappelle Marie-Jeanne Rivera.«Limoux est une belle ville, c'est vrai, mais c'est plus triste que ce qu'on veut bien le dire», assure Jean Vaquié, charcutier-traiteur à la retraite (76 ans) dont l'entreprise a pignon sur rue. «Les gens masquent une situation difficile avec les fêtes et les amusements. Mais quand on regarde de près le chiffre d'affaires de certains commerces, on voit que les gens souffrent». Jean Vaquié connaît bien le cas de Myrys pour l'avoir étudié, à l'époque il était président de la chambre des Métiers de l'Aude. Lui aussi a vu «la mondialisation changer le paysage des entreprises locales et mettre à genoux l'ensemble de l'Europe». «On n'a jamais pu s'en satisfaire, explique à ce sujet le député-maire. Il fallait agir en conséquence pour relancer le tissu économique avec des actions solidaires de l'État, la Région, le Département, les collectivités». La quatrième ville la plus peuplée de l'Aude bataille aujourd'hui pour demeurer attractive. Chaque hiver, elle fête carnaval «las fécos» durant près de trois mois. Mais le cœur n'y est peut-être pas. Le secteur médico-social est représenté par l'AFDAIM/Udapei qui accompagne les personnes handicapées avec la présence pour le secteur enfant d'un institut médico-éducatif «les hirondelles» et pour le secteur adulte un Esat (l'Envol) ainsi qu'un foyer pour adultes. Mais dans le même temps, la ville a perdu sa maternité - signe d'un irréversible déclin? Malgré une situation difficile en terme d'emplois, le cœur de la ville ne manque pas de charme et ses beaux hôtels particuliers du XVe siècle rappellent que la commune a étéprospère. En tout cas beaucoup plus propère qu'aujourd'hui.

zoom

Les hommes ont payé un lourd tribut à la crise

Selon le chercheur, l'emploi masculin est la première victime des crises qui, ces dernières années, ont frappé la France. Selon lui, «les restructurations du système productif détruisent surtout des emplois occupés par des hommes et créent principalement des emplois féminins», généralement plus précaires et bien moins rémunérés.
Lors de la crise de 2007 -2009, 92 % des emplois salariés perdus dans le secteur privé étaient occupés par des hommes. «On enregistre ainsi un recul de 350 000 emplois masculins contre 30 000 emplois féminins» ajoute Laurent Davezies.
Sur le dernier quart de siècle, la tendance concernant le travail des femmes est spectaculaire : entre 1982et 2006, elles ont bénéficié de 84 % des créations nettes d'emplois du pays. «Et encore, précise Laurent Davezies, la situation s'est améliorée pour les hommes ces dernières années. En effet, sur la période 1982 -1999, la création nette d'emploi est exclusivement féminine», insiste le chercheur.
Cette hémorragie est bien évidemment liée au déclin progressif, ces dernières décennies, des secteurs ayant le plus souffert des coups portés par les différentes crises économiques , comme l'industrie, l'agriculture, le commerce. Autant de domaines où les hommes étaient largement majoritaires.
Cette «fracture», qui a vu se substituer les femmes aux hommes sur le marché de l'emploi, n'a pas été sans conséquences sur les «inégalités». «D'un côté, des familles modestes ont perdu l'emploi du père, de l'autre, des familles socialement intermédiaires ont bénéficié d'un deuxième emploi pour la mère. La crise a creusé davantage le fossé social», ajoute Laurent Davezies.
Gérald Camier
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