samedi 24 novembre 2012

SUR LA PISTE DES ESPRITS




Esprit, es-tu encore là?

* Ectoplasmes
A Paris, la Maison Victor-Hugo présente «Entrée des médiums»
* L’exposition rassemble des œuvres liées au spiritisme, du Second Empire aux surréalistes




Edouard Launet PARIS

Au milieu du XIXe siècle, une stupéfiante vague de spiritisme et de tables tournantes a électrisé la planète, de l’Amérique à l’Europe, puis le reste du monde. Ce fut plus qu’une mode: une sorte de nouvel horizon spirituel, une transe collective. Or, de cet événement mondial, il ne reste aujourd’hui que peu de traces. Comme si rien ne s’était passé. Faire parler les tables est devenu – pour l’essentiel – un aimable passe-temps d’adolescents désœuvrés. Comment imaginer que le «dialogue avec les esprits» fut, hier, une folie universelle?

Deux événements simultanés, mais sans rapport entre eux, viennent éclairer cet épisode singulier. Le premier est la publication d’un ouvrage très fouillé sur le spiritisme écrit par un historien, Guillaume Cuchet, qui s’est attaché en particulier à analyser ce que la passion des tables – et autres formes de communication avec les esprits – a révélé de la société du XIXe siècle, jusque dans ses tréfonds (lire ci-dessous). Le second est une exposition à la Maison Victor-Hugo, à Paris, qui s’intéresse, elle, aux productions culturelles des médiums de 1853 à 1933. C’est-à-dire de l’arrivée de la déferlante en France jusqu’à l’écriture automatique, chère aux surréalistes.

Sauf à croire aux esprits, il faut voir dans le spiritisme une manière de libération de l’inconscient, de désinhibition, qui a permis à l’art de pénétrer des territoires improbables. Les séances spirites ont accouché d’une myriade de textes, de dessins et même (si l’on y croit), d’objets, via la production, par certains médiums, de «matière ectoplasmique». Œuvres d’une qualité rarement exceptionnelle, mais fascinantes.

Gérard Audinet, directeur de la Maison Hugo et commissaire de l’exposition avec Jérôme Godeau, est parvenu à réunir quantité de pièces rarement ou jamais vues, issues de collections publiques et privées, qui donnent une vision d’ensemble de ce qui est devenu une vague branche de l’art brut (beaucoup de médiums n’avaient aucune formation artistique), mais qu’il faut apprécier dans toute sa complexité. Audinet a, ainsi, voulu rendre un «hommage à des êtres qui s’y sont pris de bien étrange manière pour faire de l’art, sans le vouloir, sans avoir l’air d’y toucher», et dont les œuvres étaient pourtant plus intéressantes, selon André Breton lui-même, que n’importe quelle production surréaliste.

Le lieu l’imposait: cette Entrée des médiums (l’expression est également de Breton) s’ouvre avec la plaisante image d’Epinal de l’auteur des Misérables faisant parler les guéridons à Jersey, avec sa famille et ses proches. Cette mode parisienne fut importée sur l’île, en septembre 1853, par Delphine Girardin, journaliste, épouse de l’inventeur de la presse moderne, Emile Girardin. Les tables firent parler les esprits à Marine Terrace, la villa des Hugo, pendant presque deux ans. On tient désormais pour acquis, ou presque, que c’est l’inconscient de Charles, deuxième fils de Hugo, qui a été le principal animateur du guéridon jersiais. Le père a été un observateur fasciné de ces séances, où il a puisé quelques idées et visions, avant de passer à autre chose. Des centaines de pages ont déjà été écrites sur l’intérêt des textes dictés par les tables hugoliennes: on consultera, en particulier, le deuxième tome de la monumentale biographie qu’a entamée Jean-Marc Hovasse (Victor Hugo, tome 2: Pendant l’exil, 1851-1864, Fayard).

Sur cette lancée, l’exposition s’intéresse aux productions de Victorien Sardou, dramaturge qui eut, lui aussi, sa période spirite lors de laquelle il enfanta, non des textes, mais des dessins et gravures, dans un style nouille tout à fait étonnant. Exemple d’un artiste créant dans une autre discipline ou un autre style que le sien, comme le firent également Fernand Desmoulin et le poète Léon Petitjean. A côté de ces artistes médiums, il y eut aussi des médiums artistes, pleins de «fluide» mais sans talent particulier a priori, qui se sont mis à composer des œuvres singulières, les cas les plus célèbres étant ceux d’Hélène Smith et du comte Gustave Le Goarant de Tromelin, dont de nombreuses productions sont présentées.

La partie la plus surprenante de cette Entrée des médiums est consacrée à la métapsychique, étude scientifique des créations médiumniques. Il en reste des photos de Marthe Béraud produisant, sous contrôle scientifique, des matières capables de s’auto-organiser et de former des images (on n’est pas loin du spectacle vivant), ou encore les moulages de mains de fantômes réalisées sous l’œil de la science par Franek Kluski (on n’est pas loin de la sculpture). Comme les médiums contemporains s’amusent avec les ordinateurs, nous ne sommes sans doute pas au bout de nos surprises.

Du spiritisme à l’écriture ou au dessin automatique, il n’y a qu’un pas, que franchissent allègrement les surréalistes, belle extension du domaine de l’inconscient. Robert Desnos sera, de cette communication, le messager le plus doué.

L’exposition se clôt avec une coquetterie: des dessins et photos d’un médium contemporain, Philippe Deloison, médium depuis l’âge de 8 ans, formé à l’école Boulle, créateur de bijoux. Manière d’introduire «un peu d’intranquillité dans le regard historique», plaident les commissaires.

Que retenir de ce parcours? Essentiellement, que le mélange de l’art et de la croyance – ou du culturel et du surnaturel – forme un cocktail plein de charme. En septembre 1853, le tout premier esprit qui se manifesta à la table de Victor Hugo, à Jersey, fut celui de Léopoldine, l’enfant chérie de l’homme de lettres morte noyée dans la Seine dix ans auparavant. Auguste Vacquerie, beau-frère de Léopoldine, assista à cette séance et écrivit par la suite: «Ici, [la méfiance] renonçait: personne n’aurait eu le cœur ni le front de se faire devant nous un tréteau de cette tombe. Une mystification était déjà bien difficile à admettre, mais une infamie!»

Entrée des médiums, Spiritisme et art de Hugo à Breton, Maison Victor-Hugo, Paris.  Jusqu’au 20 janvier 2013.


Dossier de Presse

L’inconscient passe à table

* L’engouement pour le spiritisme au XIXe siècle en Europe et aux Etats-Unis a permis de libérer la parole

Le 31 mars 1848, à Hydesville, dans l’Etat de New York, un «esprit» entre en contact avec deux fillettes au moyen de frappements. L’expérience est répétée, constatée, médiatisée, et les sœurs Fox deviennent des célébrités dans tout le pays. C’est l’amorce d’une vague de spiritisme qui va enflammer le Nouveau, puis le Vieux Continent. En quelques années, les tables se mettent à tourner, dans les foyers modestes comme chez les rois, entre les mains des ouvriers comme entre celle des intellectuels. Ce n’est plus une mode, c’est un phénomène de société et même une religion avec ses autorités, ses doctrines.

Presse spécialisée

Ce phénomène est analysé par le normalien Guillaume Cuchet, qui enseigne l’histoire à Sciences Po Paris et à l’Université Lille 3, au long d’un livre qui fait du spiritisme «un observatoire de l’esprit du temps, à la fois parce que la société du Second Empire s’est reconnue en lui et parce qu’il y était question de la mort, de la maladie, la religion, l’amour, la famille, l’enfance, la science».

Le lecteur est d’abord surpris par l’ampleur du phénomène. Un indice éloquent: vers 1850-1860, il y eut aux Etats-Unis jusqu’à 80 journaux dédiés au «spiritualisme», comme on disait là-bas, à l’image du Spiritual Telegraph, un hebdomadaire édité à New York. Le plus cocasse est que ce tsunami d’irrationnel est arrivé par surprise. Cuchet s’amuse à citer un article d’un magazine français qui, en 1850, soit trois ans avant l’arrivée de la déferlante à Paris, écrivait encore: «Les sciences modernes ont porté [à la croyance au monde des esprits et des fantômes] un coup dont elle ne se relèvera plus, et ce qui était naguère une foi pour des esprits même éminents ne nous paraît plus qu’une crédulité à peine excusable chez les intelligences faibles ou ignorantes.» Le terrain de nos sociétés post-Lumières semblait donc peu favorable, et pourtant…

Un des aspects les plus frappants, note Guillaume Cuchet, réside dans «le contraste entre la minceur du point de départ – a priori une plaisanterie d’enfants prise au sérieux par des adultes – et l’ampleur des conséquences». La soif de merveilleux est inextinguible, surtout quand celui-ci se pare des oripeaux de la science. Avec le début de la révolution industrielle et un progrès scientifique rapide, la société du XIXe siècle connaît des bouleversements considérables. Or, elle voit soudain «remonter ses hantises à travers ses fantômes».

Autorité, doctrine et émancipation féminine

Le livre explore tant la doctrine spirite (Allan Kardec fut en France le grand théoricien) que le «spiritisme culturel». Il rappelle que les tables, comme des séances d’analyse avant l’heure, ont permis de libérer la parole, l’inconscient, et que les médiums (souvent des femmes) furent – dans une certaine mesure – des voix de l’émancipation féminine. Bref, les tables parlantes et tournantes ont chaluté le fond d’une époque, ramenant une pêche que l’historiographie a généralement ignorée, tant le paranormal semblait un terrain d’étude peu convenable.

Si le spiritisme est désormais anecdotique, Internet est venu avec brio le remplacer comme révélateur de la société et de ses gouffres. Et de ses illusions persistantes.

E. L.

Les Voix d’outre-tombe. Tables tournantes, spiritisme et société au XIXe siècle, Guillaume Cuchet, Seuil, 457 pages.

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